Recension: Olfa Lamloun et Mohamed Ali Ben Zina (dir.), Les jeunes de Douar Hicher et d’Ettadhamen. Une enquête sociologique (Tunis: Arabesques, International Alert, 2015)
Depuis les « printemps arabes », les jeunes du Monde arabe attirent volontiers l’attention des chercheurs. Dans la littérature scientifique de langue française, on pense notamment à Jeunesses arabes. Du Maroc au Yémen: loisirs, cultures et politiques sous la direction de Laurent Bonnefoy et Myriam Catusse et paru aux éditions La Découverte en 2013. C’est aussi le cas de cet ouvrage collectif dirigé par la politologue Olfa Lamloum et par le démographe Mohammed Ali Ben Zina, intitulé Les jeunes de Douar Hicher et d’Ettadhamen. Une enquête sociologique. Comme le titre l’indique, ce dernier porte la focale sur deux grandes agglomérations de la banlieue ouest de Tunis—Douar Hicher et Ettadhamen—qui ont la particularité d’être souvent qualifiés de « foyers » ou de « fiefs » salafistes par les médias. L’analyse conduite par les auteurs—trois sociologues en plus des directeurs de l’ouvrage—s’appuie sur une grande enquête réalisée au cours de l’année 2014, avec trente-neuf entretiens semi-directifs, six focus groups et 714 enquêtes par questionnaire. C’est par conséquent un portrait très actuel de la jeunesse des banlieues populaires de Tunis que livre cet ouvrage.
Au gré des articles consacrés aux rapports que les jeunes entretiennent avec le quartier (R. Ben Amor), la famille (I. Melliti), l’école (H. Moussa), le travail (R. Ben Amor et H. Moussa), sans oublier la politique (O. Lamloum) et la religion (I. Melliti), on apprend d’abord que la vie dans les banlieues populaires est synonyme de marginalité. Sur le plan économique, cela se traduit par des taux de chômage élevés, par un recours assez fréquent à l’économie informelle et par la dépendance vis-à-vis de la famille, notamment en ce qui concerne le logement (I. Melliti). Mais la marginalité ne se limite pas à ces considérations matérielles. Elle résulte aussi des politiques institutionnelles avec, d’un côté, des mesures de protection insuffisantes au vu de l’ampleur de la demande sociale locale et, de l’autre côté, des pratiques policières violentes. Celles-ci se sont d’ailleurs maintenues après la révolution (O. Lamloum). Enfin, il faut tenir compte de la violence symbolique qui s’exerce sur les jeunes des quartiers. Cette violence prend la forme du mépris, éventuellement combiné avec la brutalité physique au sein de l’école (H. Moussa), ou encore celle de la stigmatisation territoriale. En effet, les agglomérations de Douar Hicher et d’Ettadhamen—dont les premiers quartiers ont été construits sans autorisation dans les années 1970—ont été successivement assimilées à des secteurs d’ « habitat anarchique », à des « repères de délinquants » et à des quartiers « à problèmes » avant d’être présentés par les médias comme des « fiefs salafistes » (R. Ben Amor).
Manifestement, la marginalité socio-spatiale a des conséquences incontestables sur les processus de subjectivation et sur les modes de vie. Les jeunes semblent avoir intériorisé les représentations négatives que les médias véhiculent de leurs lieux de vie, mais cela ne les empêche pas d’être attachés à leurs quartiers. Aussi ces deniers constituent-ils un fondement majeur des constructions identitaires de la jeunesse locale, et ce quel que soit le genre des personnes enquêtées (R. Ben Amor). La marginalité semble favoriser par ailleurs les sentiments de défiance vis-à-vis des institutions, ce qui s’exprime par la prise de distance des jeunes vis-à-vis des organisations partisanes, voire par l’engagement salafiste, car celui-ci peut constituer une « identité de défiance » pour les jeunes, écrit O. Lamloum. Il convient toutefois de souligner que, dans la majorité des cas, cette défiance à l’égard des pouvoirs en place ne donne pas lieu à une remise en cause des valeurs dominantes de la société que sont le travail, l’école et la famille qui demeure un « lieu d’ancrage et de reconnaissance » pour les jeunes des quartiers populaires (I. Melliti). La religion a aussi une place centrale mais le rapport des jeunes au religieux est en pleine transformation, sans doute à cause du degré d’instruction plus élevé que par le passé et de la pluralité des sources d’inspiration qu’autorisent en particulier les nouvelles technologies d’information et de communication. Ainsi, l’Islam des saints est abandonné au profit de lectures personnelles et souvent rigoristes des textes sacrés. Les jeunes n’en restent pas moins très attachés aux droits politiques nouvellement acquis, en particulier à la liberté d’expression (I. Melliti). Enfin, le quartier joue toujours un rôle majeur dans la vie des jeunes. C’est au sein des quartiers où la grande majorité des enquêtés ont par ailleurs des parents que se construisent les réseaux amicaux, notamment chez les jeunes hommes (R. Ben Amor). La densité très forte des réseaux interpersonnels explique sans doute en grande partie l’attachement voire l’identification fréquente des jeunes au quartier, ce qui, dans le cas de secteurs fortement stigmatisés comme Douar Hicher ou Ettadhamen, peut être interprété comme une résistance au stigmate, voire comme une « citadinité de combat » pour reprendre une expression de M. Safar Zitoun à propos des bidonvilles d’Alger. Enfin, c’est à l’échelle du quartier que les jeunes se mobilisent au sein des rares associations locales—souvent spécialisées dans l’action caritative—ou du salafisme « tel qu’il se donne à voir au niveau local » note O. Lamloum, c’est-à-dire « un ensemble composite de groupes réunis autour d’un jeune leader ou d’une mosquée du quartier ». Pour la majorité des jeunes interrogés, la manifestation de rue reste toutefois le premier mode d’expression politique. Sur ce point, le répertoire de l’action collective de la jeunesse des quartiers populaires rejoint probablement celui des jeunes des « quartiers chics » de Tunis.
Peut-on, au bout du compte, considérer Ettadhamen et Douar Hicher comme des « fiefs salafistes » ? A l’encontre des discours dominants, les auteurs réunis par O. Lamloum et par M. Ali Ben Zina soulignent la diversité d’opinions au sein de la jeunesse locale. S’ils ne sont pas des « fiefs salafistes » à proprement parler, les banlieues populaires n’en constituent pas moins des espaces d’action et de recrutement privilégiés et ce pour plusieurs raisons. D’abord, les actions engagées localement (charité, sécurité du quartier) jouissent d’une aura certaine auprès des habitants (O. Lamloum). En outre, l’ « expérience douloureuse de la relégation et du chômage » (Ibid.) favorise souvent des modes de subjectivation et de politisation radicales, voire violentes. Il faut aussi considérer le fait que les activistes présumés salafistes ne sont pas des étrangers au quartier mais font partie des réseaux interpersonnels locaux. Or ces réseaux sont propices à la diffusion des idées et des pratiques politiques. De plus, ils constituent une protection contre les forces de l’ordre. Enfin, dans un contexte marqué par l’absence de perspectives d’avenir, le salafisme valorise les pratiques de survie en marge de l’Etat et de la société dominante auxquelles sont contraints les jeunes en situation de précarité (O. Lamloum). Aussi, pour les auteurs de Les jeunes de Douar Hicher et d’Ettadhamen, l’engagement des jeunes des banlieues populaires de Tunis dans le salafisme et dans le djihadisme ne peut-il être résumé à l’embrigadement d’individus qui seraient désorientés, voire déséquilibrés sur le plan psychologique. C’est, plus fondamentalement, l’une des expressions possibles de la marginalité urbaine aujourd’hui.
Bien sûr, on peut émettre quelques critiques au sujet de cet ouvrage. Les coquilles et les erreurs concernant le système de référencement bibliographique et la numérotation des notes de bas de bas de page perturbent un peu la lecture. On peut aussi regretter le peu de place accordé à la description des contextes urbains alors que ces derniers jouent manifestement un rôle déterminant dans l’expérience de relégation que semblent partager les jeunes de Douar Hicher et d’Ettadhamen. Mais ces critiques restent bien secondaires : bien documenté, l’ouvrage dirigé par O. Lamloum et M. Ali Ben Zina arrive à point nommé pour éclairer un sujet aussi complexe que les rapports des jeunes des quartiers populaires avec les mouvements salafistes et djihadistes.
[Voir aussi l`entretien avec O. Lamloum et M. Ail Ben Zina dans la rubrique New Texts Out Now sur Jadaliyya.]
[1] Morched Chabbi, Une nouvelle forme d`urbanisation à Tunis. L`habitat spontané péri-urbain (Thèse de doctorat, Université Paris-Val-de-Marne, IUP, 1983). Voir ma présentation du travail de Morched Chabbi sur Jadaliyya.
[2] Madani Safar Zitoun, « La construction d’une ‘citadinité de combat’ dans les opérations de relogement algéroises, ou la stigmatisation retournée », in Nora Semmoud, Bénédicte Florin, Olivier Legros, Florence Troin (dirs.), Marges urbaines et néolibéralisme en Méditerranée (Tours: PUFR, 2014), 189-212.